Remise du Prix Pittard de l’Andelyn de traduction 2020 mardi 29 juin 2021
Remise du Prix Pittard de l’Andelyn de traduction 2020
à la Fondation Martin Bodmer (19 rte Martin-Bodmer, Cologny)
Mardi 29 juin 2021, 19h.
Un Prix coup de cœur de traduction 2020 est décerné à Camille Luscher (née en 1987 à Genève)pour Révolution aux confins (Zoé 2019), traduction de Wilhelm Tell in Manila, de la zurichoise Annette Hug (2016). L’ouvrage sera présenté par Mathilde Vischer. Dans ce roman sont évoqués autant le rôle inattendu que joue le Wilhelm Tell de Schiller dans l’esprit de Rizal, héros de l’indépendance nationale des Philippines (fusillé en 1896), que la subtilité nécessaire pour traduire cette pièce sur la liberté en langue locale – le tagalog. La musicienne Anastasia Kobekina agrémentera la soirée !
La cérémonie de remise de ce Prix Pittard de traduction sera publique et aura lieu à la Fondation Martin Bodmer (Cologny), le mardi 29 juin, 19h., en présence de la lauréate et aussi de l’auteure Annette Hug.
Prix Pittard spécial de traduction 2020
Laudatio pour Camille Luscher, traductrice de Révolution aux confins, d’Annette Hug
Remise du prix le 29 juin 2021 à la Fondation Bodmer
Par Mathilde Vischer
Mesdames, Messieurs, chère lauréate, chère auteure,
en 2018, un premier prix Pittard spécial de traduction était décerné à Claude Krul pour sa traduction du recueil du poète irakien Chawqî Baghdâdî, On te demande comment va Damas. L’année dernière, le jury a décidé de décerner son deuxième prix de traduction : il a salué unanimement la traduction de Camille Luscher intitulée Révolution aux confins, version française de Wilhelm Tell in Manila, de Annette Hug, paru en 2016. Au nom du jury, je félicite chaleureusement Camille Luscher, ici présente, pour ce prix, et remercie l’auteure, Annette Hug, d’être également là ce soir pour cette cérémonie, ainsi que l’éditrice du livre, Caroline Coutau.
Le « Journal de traduction » de ce livre, que j’évoquerai ensuite, Camille Luscher l’a intitulé « Dans le carrousel des langues. Journal de traduction d’un journal de traduction ». On ne pouvait pas trouver meilleur titre, puisque le livre d’Annette Hug raconte plusieurs histoires en une seule, et que sa traduction nous plonge dans une triple mise en abîme qui mérite d’être explicitée.
En 1886, un jeune médecin philippin, José Rizal, se met à traduire le Wilhem Tell de Schiller. Il le traduit en tagalog, la langue des Philippines, et non en espagnol, la langue dans laquelle il écrit ses romans. Il est en Allemagne, où il achève sa formation d’ophtalmologue et rédige parallèlement des pamphlets contre l’Église, qui opprime le peuple philippin. Sa traduction du Guillaume Tell ne sera publiée que 10 ans après sa mort – il a été fusillé par les Espagnols en 1896, au début de la Révolution.
Annette Hug met en récit la rédaction de cette traduction, dans le contexte historique particulier des Philippines à cette époque. Dans un entretien disponible sur Espace 2, on apprend qu’elle a rétrotraduit la traduction de Rizal en allemand, afin de comprendre là où le Philippin s’était approprié le texte. Ses connaissances du tagalog, Annette Hug les doit à son séjour à Manille, où elle a étudié les Women and Development Studies. Elle met en roman l’aventure de cette traduction, et propose aux lectrices et lecteurs de langue allemande d’appréhender la pièce de Schiller à travers les yeux d’un Philippin de la fin du XIXe siècle. Ce qu’elle met en récit, c’est la lecture qu’elle fait de la lecture que fait Rizal de la pièce de Schiller.
Et en lisant la traduction française, on lit donc la lecture que fait Camille Luscher de la lecture que fait Annette Hug de la lecture que fait Rizal de la pièce de Schiller. Camille Luscher le résume ainsi : « Camille Luscher traduit Annette Hug qui transpose José Rizal qui transfère Schiller qui transcende le mythe de Guillaume Tell. » Voilà la triple mise en abîme, et de quoi être quelque peu dérouté…
Il semble dès lors vraisemblable que la traduction d’un tel texte présente de périlleuses difficultés pour celui ou celle qui se lance dans cette aventure. Pour la traductrice, il s’agissait tout d’abord de retracer la double dimension historique et culturelle du roman : la pièce de Schiller, la vie de Rizal et le contexte historique et culturel des Philippines à la fin du XIXe siècle, ce qui lui a demandé de longues recherches.
Comme le roman se fonde sur la structure de l’œuvre de Schiller, de nombreux passages sont des citations de la pièce. Annette Hug en propose ainsi une lecture dynamisée et lance un sacré défi à ses traductrices et traducteurs : que faire des extraits cités de la pièce : les retraduire ? utiliser une traduction existante ? laquelle ?
Pour la traductrice, il s’agissait également de rendre compte, en français, des nuances entre l’allemand et le tagalog qui sont décrites dans le livre : Rizal dit : « Le mystère des verbes forts en allemand ne m’est pas encore dévoilé : tous ces préfixes en ‘ver’, ‘er’, ‘an’, ‘be’, etc., qui apparaissent si souvent, me semblent bien étranges. » Et la narratrice de préciser ensuite : « Et cela change tout si la jeunesse –Rudenz– est plutôt abgerissen (arrachée) ou angerissen (déchirée) par le charme de l’étranger » (p. 78) Mais le recours à l’allemand est plutôt rare, et le plus souvent, les tergiversations linguistiques se font entre le tagalog et le français, comme dans les passages où Rizal se demande comment rendre des mots tels qu’« avalanche » ou « glacier » pour un peuple qui n’a jamais vu la neige. Je cite : « L’avalanche n’est autre qu’une inondation de neige et de glace, baha ng ielo. Ou bien faudrait-il utiliser un simple pluriel pour mieux qualifier la dimension mythique du danger ? Rizal essaie : ang mga hielo, des neiges dégringolent, glace après glace. » (p. 113)
« Et comment traduire ce grand concept qu’est la « liberté », – s’agit-il d’affranchissement, de délivrance, de libération ? » (p. 197), écrit Camille Luscher dans son blog) ou celui de « Heimat » ? Et que peut faire le « bailli impérial Gessler » (p. 22) sur une île des Philippines ? Mais les concepts ou noms de fonction ne sont rien à côté du problème des différences grammaticales, comme celui du genre, qui n’est pas marqué en tagalog (p. 78-79).
Chacun de ces choix est décisif, puisque l’enjeu du livre, c’est aussi la langue, le tagalog, et sa dimension politique. Comme l’écrit Camille Luscher dans son blog, Rizal pense que l’indépendance des Philippins passera aussi par la langue, et il veut ainsi transmettre à son peuple un vocabulaire pour son combat pour la liberté.
Pour relever les défis du passage d’une langue dans une autre langue que celle de la traduction (l’allemand vers le tagalog), il fallait le talent d’une traductrice qui, aussi jeune soit-elle, s’était déjà confrontée à des œuvres complexes et exigeantes comme celles de Max Frisch, dont elle a traduit notamment le Guillaume Tell pour les écoles, d’Eleonore Frey, avec En route vers Okhotsk et surtout celles d’Arno Camenisch, qui mêle dans ses ouvrages le suisse-allemand, l’allemand et le romanche. Pour son livre Derrière la gare, elle a reçu le prix Terra Nova de la traduction littéraire en 2013. Il fallait le talent d’une traductrice qui a aussi traduit pour le théâtre, des œuvres de Roland Schimmelpfennig, Wolfram Höll ou encore Moritz Rinke. Son expérience et ses dons de traductrice, elle les met aussi à profit dans ses multiples activités dans le milieu de la traduction littéraire en Suisse romande, notamment au sein du comité des Rencontres de Bienne, au Stamm, au Festival international de littérature de Loèche-les-Bains, et surtout au Centre de traduction littéraire de Lausanne. Depuis 2013, elle y œuvre à la programmation des lectures, ateliers, festivals et autres activités promouvant le travail des traductrices et traducteurs littéraires. Enfin, depuis 2019, elle est directrice de la collection « Domaine allemand » chez Zoé, où a paru ce livre.
Les lectrices et lecteurs de ce livre ont la chance de disposer du journal de traduction de la traductrice, mis en ligne sur le site Toledo. Sous forme arborescente et fragmentaire, la traductrice livre ses recherches, réflexions, dilemmes, doutes, par un principe d’associations d’idées, à partir de chapitres qui se déclinent en digressions, un mot ouvrant sur une nouvelle notice qui mènera à une autre encore.
On peut y lire notamment : « Le personnage principal est mis en scène dans ses recherches et Annette Hug parvient à peindre ces scènes avec une telle pertinence que je me sens plus d’une fois mise en abyme, par exemple quand je réfléchis au meilleur mot pour traduire la course de Rizal pour trouver le meilleur mot. » On pense qu’elle a peut-être dû se reconnaître aussi dans cette perception de la traduction comme un combat de longue haleine qui exige force et endurance : « Pas de précipitation ici, le héros doit contrôler la colère qui gronde en lui, sa main ne peut trembler au moment du tir fatal. Le traducteur aussi doit travailler calmement, s’en tenir à un horaire strict afin d’économiser ses forces pour les dernières scènes, décisives. » (p. 155)
Si « Rizal s’autorise à améliorer quelque peu Schiller » (cf. p. 60), la question n’est pas de savoir si Camille Luscher a fait de même avec Annette Hug : ce qui compte, c’est la découverte, pour les lectrices et les lecteurs, d’un texte aux multiples facettes où le rythme est toujours dense et tenu en français, où les sonorités s’entrechoquent et chantent, comme dans ces magnifiques passages évoquant ce lac des Quatre-Cantons dont Rizal ne savait que faire, et qui devient une « mer qui s’engouffre dans les montagnes » : « De retour dans sa chambre, Rizal se décide contre le mot habituel pour ‘lac’, trop compliqué : dagat-dagatan, c’est trop long quand il faut chanter. Or Schiller commence par un chant, le mètre doit correspondre. Rizal écourte le mot, il écrit dagatan, puis dagat, et voilà que c’est la mer qui s’engouffre dans les montagnes, une mer des quatre-cantons. Elle menace un petit pêcheur, car celui qui s’endort sur ce rivage sombre dans des abîmes où la planète s’enflamme et où les gaz grondent, qui sait alors dans quelles eaux il refera surface, dans quel cratère. » (p. 31).
Dans son Journal de traduction, en partant d’une phrase du livre qui parle du vacillement, « il vacille, le sol sur lequel nous avons bâti notre maison », Camille Luscher écrit : « la traduction ébranle nos certitudes, fait bouger nos soubassements de manière dynamique. Par la confrontation avec l’autre… une altérité, une autre manière de voir, de dire les choses. J’aime ces réflexions autour de ce que la traduction ébranle de l’original qui se révèle par elle plus multiple qu’il n’y paraissait. »
Livre sur la recherche du langage et de la liberté, du dialogue entre les époques et les cultures, sa version française non seulement ébranle l’original et en révèle la complexité, mais elle ouvre aussi à une réflexion sur le pouvoir politique et transformateur de la traduction, sur sa force et sa capacité à décrire et faire reconnaître la dimension de violence qui lui est propre, pour reprendre les réflexions récentes de Tiphaine Samoyault sur la traduction. Une violence qui n’exclut en rien un immense plaisir de lecture.